Que Signifie Ten Bō Rin ?
Explication tirée des commentaires et notes de Yoko Orimo sur le Shôbôgenzô de Maître Dogen, aux éditions Sully.
« Tenbōrin » est un des chapitres les plus courts de « La vraie Loi, Trésor de l’oeil » (Shōbōgenzō), oeuvre maîtresse de Maître Dogen, écrit et exposé le 27ème jour du deuxième mois de l’année 1244, environ un an après son installation au temple Yoshimine-shōja (ultérieurement renommé temple de la Paix éternelle, Eihei-ji) dans la province d’EchiZen.
« Tenbōrin » vient de la traduction du terme sanscrit Dharma-cakra-pravartana qui signifie littéralement tourner (pravartana) la roue (cakra) du Dharma.
Le Dharma est la Loi fondamentale qui gouverne tous les êtres. C’est le fondement de l’univers entier dans les dix directions, Loi universelle que l’homme devrait respecter en tout temps et en tout lieu et qui désigne la primauté du Bien et du Vrai (ou de la Réalité) par rapport à l’irréel ou à l’ illusion.
Faire tourner la Roue de la Loi
Le Bouddha Shakyamuni fit tourner la Roue de la Loi pour la première fois (sho tenbōrin), peu de temps après son Eveil, lorsqu’il prodigua l’enseignement des quatre Nobles Vérités à cinq de ses anciens compagnons d’ascèse au parc des gazelles à Sarnath, près de la ville de Vanarasi, actuelle Bénarès. La Roue de la Loi tourne et cela concerne, par extension, l’ensemble des actions salvatrices qui conduisent les êtres vers l’Eveil et s’étend donc ainsi aux enseignements, paroles et actions du Bouddha et de tous les Maîtres et Patriarches de la transmission.
La rotation de la Roue de la Loi s’accomplit dans l’unité du cercle (la roue) et de la ligne (la roue qui avance, le chemin), de l’immobilité et du mouvement, de l’essence et des phénomènes, du Tout et des parties, du non-soi et du soi, du moi et de l’autre. Elle s’actualise dans la posture de zazen transmise par le Bouddha, et se manifeste par les actions justes de la vie quotidienne.
Dans le chapitre « Tenbōrin », Maître Dogen s’appuie sur un verset du « Shuryōngon-kyō », « Sutra de la concentration de la marche héroïque ». Il y eut deux traductions de ce sutra à partir du pâli : la première par Kumârajîva (344-413), la deuxième, « nouvelle traduction de Pâramiti », faite par Haramittei, au tout début du huitième siècle. Dogen qualifia d’apocryphe (fausse écriture) cette deuxième traduction et en interdit la lecture à ses disciples. Il justifie l’apparente contradiction entre cette interdiction et l’utilisation que lui-même fait d’un verset de ce sutra par le fait que le verset « appartient » au Bouddha lui-même, alors que tout le reste du texte est « faux ».
Voici, tiré du « Shuryōngon-kyō », le verset, parole du Bouddha, sur lequel Maître Dogen fonde son discours : « Si une seule personne déploie la pensée du Vrai et retourne à la source, l’espace des dix directions disparaîtra sans reste dans un effondrement. »
L’enseignement contenu dans ce verset fait donc référence à l’enseignement du Bouddha qui, le premier, fit tourner la Roue de la Loi, ainsi qu’à celui des Patriarches et des Maîtres de la transmission qui l’ont commenté et transformé et dont certains sont cités dans le chapitre « Tenbōrin ».
Tout d’abord, l’opposition entre une seule personne et l’espace des dix directions nous replace face à l’un des fondements de l’enseignement du Bouddha, l’absence de « soi ». L’être n’a pas de substance propre, et en tant que phénomène, il n’est pas différent de Ku, l’essence. C’est le même thème que celui de l’Hannya Shin Gyo. Le « moi » et le sentiment de la séparation ne sont que l’illusion créée par l’individu identifié au corps-mental (les cinq Skandhas, agrégats, que sont la forme, les sensations, les perceptions, les contenus mentaux, la conscience individuelle).
Voir clairement l’interdépendance, l’impermanence et la non-substantialité
Il n’y a qu’une Vérité (le Vrai) qui se manifeste et se déploie dans la multiplicité des formes à chaque instant. Prendre conscience de cette Vérité c’est comprendre que contenant et contenu sont Un et que l’être est lui-même ce qu’il cherche. Il n’est pas différent de ‘’Cela’’ qui le contient.
Ensuite, le fait qu’une seule personne puisse inter-agir sur l’Espace des dix directions en y déployant la pensée du Vrai (d’éveil) exprime ce que signifie réellement la responsabilité individuelle, la réalité de l’interdépendance de tous les êtres et le principe du karma, de l’action juste. Rien ni personne n’est séparé de l’ensemble des choses et des êtres. Chacun assume par son existence l’existence de tous les autres, dans une « inexistence lumineuse » a dit le Bouddha. Etre responsable de sa vie et de celle des autres implique l’abandon des attachements à un « moi » illusoire et sans cesse changeant.
Alors, lorsqu’une seule personne « déploie la pensée du Vrai », cela veut dire qu’elle réalise et voit clairement l’essence et les phénomènes, leur interdépendance et leur caractère transitoire, impermanent. Pour Dogen, le Vrai, ce sont « les choses telles qu’elles sont », thème essentiel qu’il développe dans de nombreux chapitres du Shōbōgenzō tels que Immo, Hosshin, Ganzei, Uji, Sansuikyō … et d’autres écrits tels que le Gakudō yōjinshu ou le Genjo kōan (actualiser le point fondamental).
Déployer la pensée du Vrai, c’est s’éveiller et faire tourner la Roue du Dharma.
Lorsque les choses sont vues « telles qu’elles sont », l’être est revenu chez lui, à la source, au sein des montagnes, au coeur de zazen. Il voit son visage originel, il est libéré des attachements et des conditionnements du mental (et du Samsâra). « En remontant le courant (sous-entendu en revenant à la source), dit le Bouddha, Avalokiteshvara (Kanjizai) a oublié tout ce qu’il savait », c’est à dire est devenu libre de la pensée discriminante et de l’identification aux cinq skandhas.
Dès lors qu’elle ne « sait plus », cette seule personne déployant la pensée du Vrai est libérée de l’idée et des concepts d’Espace, de vacuité, de Ku, d’Eveil. Tout ce qui appartient à une vision dualiste de l’existence, à des concepts ou à des explications d’ordre éternaliste ou nihiliste « disparaît dans un effondrement, sans reste ». C’est ainsi que cette seule personne fait tourner la roue du Dharma pour tous les êtres et les aide par sa présence compatissante. C’est la Voie du Bouddha que réalise le Bodhisattva Kanjizaï.
On comprend la richesse de ce verset, parole du Bouddha, extrait du « Shuryōngon-kyō », qui en quelques mots évoque les concepts fondamentaux du Bouddhisme Zen. Même si ce verset est extrait d’un sutra jugé apocryphe (Dogen réfute la « nouvelle traduction » de Haramittei), ce qui est « faux » se transforme en vérité par les commentaires et l’usage qu’en font les Maîtres et Patriarches de la transmission.
Dogen cite la version personnelle de plusieurs Maîtres ayant « transformé » ce verset. Il fait d’abord référence à Tendō Nyojō, son maître, et au maître de celui-ci Seccho Chōken, puis à Goso Hōen mort un siècle plus tôt. Il cite également la version de Bussho Hōtai, condisciple de Daie Sōgō son ennemi ‘’juré’’, puis celle d’Engo Kokugen. Ces trois derniers maîtres appartenaient à des écoles différentes mais Dogen ne remet pas en cause leur qualité de « Patriarches de l’Eveillé », car en transformant ce verset à leur manière, ces Patriarches l’authentifient et font ainsi tourner la Roue de la Loi. C’est comme regarder l’étoile du matin ou tourner une fleur d’Udumbara entre les doigts ou faire naître un sourire sur le visage de Mahakâçyapa.